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A cette époque-là, nous avions déjà un plan de chasse pour la perdrix,
c'est-à-dire que nous avions le droit de tirer un certain nombre d'animaux
pendant la saison et devions marquer les prélèvements avec un bracelet (comme
aujourd'hui, d'ailleurs).
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Comme nous étions dans nos premières années du G.I.C. (groupement d'intérêt
cynégétique), nous étions limités à trois oiseaux pour la saison. Nous en étions
à la deuxième journée de chasse et le premier dimanche j'avais déjà tué un
perdreau. Ce deuxième dimanche je remets sur pied une compagnie que je ne peux
tirer car je me trouve dans un secteur trop découvert et ils sont partis de trop
loin.
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Comme à l'habitude, j'évite de suivre, préférant partir pratiquement à
l'opposé pour contourner très au loin et surtout un peu plus tard pour laisser
le temps aux oiseaux de ne plus être sur le qui-vive. Il y a bien sûr le risque
de ne plus revoir les animaux mais c'est le prix à payer si on ne veut pas
passer son temps à courir derrière des compagnies toujours en mouvement dans une
région où les cultures sont presque déjà toutes ramassées à cette époque-là. De
plus, pour moi, le style chasseur-poursuiteur nuit au bon travail des chiens.
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Donc je me retrouve un bon quart d'heure plus tard à l'endroit où je pense
que les oiseaux se sont posés mais j'arrive par le côté opposé à celui par
lequel ils étaient venus. Près d'une mare, mon plus vieil épagneul se fige et
son fils l'imite dans un superbe arrêt à patron, dix mètres en arrière, mais en
n'ayant apparemment pas connaissance du gibier qui a stoppé son père. D'ailleurs
ce dernier ne tarde pas à couler car manifestement les oiseaux ne sont plus là.
Ils commencent à longer un petit canal asséché (de deux ou trois mètres de large
et servant de collecteur de drainage) qui démarre de la mare avec toujours une
dizaine de mètres les séparant, le fils s'arrêtant à chaque fois que le vieux
chien interrompt son coulé par un mini arrêt. Par contre il a lui aussi
connaissance des perdreaux, ce qui fait que son arrêt à patron est moins
instantané.
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Je vois soudain, sortant de la végétation qui entoure le canal, deux
perdrix qui se mettent à piéter de notre côté, à 30 mètres devant les chiens. Il
me faut émettre un petit « hummm... » pour rappeler, surtout à mon vieil
épagneul, qu'il n'est pas question d'essayer de forcer l'allure, et quand les
oiseaux décollent, il n'est plus question d'épauler car ils sont trop loin.
Arrivés à la hauteur des 30 mètres d'où sont sortis les deux oiseaux, mes deux
épagneuls se figent dans un même mouvement, ce qui m'indique que le reste de la
compagnie est resté là, juste devant eux, sur les bords du canal.
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Pendant que je comble une partie du chemin qui me sépare de mes deux chiens
pour m'arrêter à dix mètres d'eux, je me dis que je n'ai plus droit qu'à deux
animaux, n'ayant plus que deux bracelets et aussitôt je me ravise en me disant «
ne rêve pas trop, essaie donc d'en arrêter un avant de penser à deux ». A peine
arrêté, j'aperçois, remontant la bordure opposée du canal, au nez des chiens
médusés, six ou sept perdreaux. Arrivés au clair, de l'autre côté, ils
commencent à s'éloigner en piétant. Voyant qu'ils allaient trop lentement pour
prendre leur envol, je les y force en faisant du bruit. Dès l'envol, à une
quinzaine de mètres environ, j'ai tout le temps pour ajuster et tirer. Après le
premier coup de fusil, je baisse un peu le canon et constate que deux perdreaux
tombent. Je rabaisse mon arme et vois que mes deux chiens ont déjà commencé à
franchir le canal. Je ne les retiens pas car je sais que le bruit (pour ne pas
dire cri) que j'ai fait pour obliger les oiseaux à décoller les aura sans doute
incités à forcer eux-mêmes.
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Mon vieux chien, plus prompt est parti devant et arrive déjà sur un
perdreau qui était tombé moins nettement à une cinquantaine de mètres, tandis
que son fils se contente d'en ramener un tombé net et bien moins loin. Tout
chasseur comprendra l'émotion que l'on peut avoir en voyant ses deux compagnons
venir à soi en même temps, avec chacun son perdreau, traverser le canal pour me
rejoindre et faire l'échange gibier-caresse.
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Mais ce jour-là ma plus grosse satisfaction aura été l'acte de maîtriser
mon deuxième coup de fusil en ne le tirant pas parce que parvenu à mon quota.
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Cela paraîtra bien étrange, aux yeux de certains, qu'un chasseur puisse se
satisfaire de tels souvenirs, mais bien que ce ne soit pas une performance
quantitative ni même qualitative, c'est pourtant un des instants de chasse que
j'aime le plus me rappeler....